Entretien avec Christine Naschberger, enseignante-chercheuse en ressources humaines, spécialiste de la gestion de la diversité et de l'inclusion.

Chercheuse à Audencia Business School, Christine Naschberger a publié sur la carrière des femmes, le Management de la diversité, le handicap. Ses travaux actuels portent sur le sujet LGBT+ et la lutte contre le sexisme en entreprise.

Entretien avec Christine Naschberger, enseignante-chercheuse en ressources humaines, spécialiste de la gestion de la diversité et de l'inclusion.

Chercheuse à Audencia Business School, Christine Naschberger a publié des articles sur la carrière des femmes, un ouvrage sur le Management de la diversité des ressources humaines (2018) chez Vuibert et sur la gestion des personnes en situation de handicap (2012). Ses travaux actuels portent sur l’inclusion de la population LGBT+ en entreprise et la lutte contre le sexisme dans l’enseignement supérieur et dans le monde du travail.


Après le phénomène #Metoo, la loi contre le harcèlement, comment voyez-vous évoluer ces derniers mois le sujet du sexisme, particulièrement dans le monde du travail ?

Le sujet est particulièrement sensible depuis les débuts du phénomène #Metoo, révélé d’abord par le monde du cinéma. Les derniers événements que nous avons connus avec la 45e cérémonie des Césars en sont une nouvelle illustration. Et ce n’est pas le problème du cinéma mais de toute la société, avec une libération de la parole qui s’est constatée dans le sport, la politique, l’économie et dans la famille.

D’une manière générale, on constate qu’il a une évolution, un mouvement qui s’opère autour de ces sujets de l’égalité des chances, notamment en termes d’égalité entre les femmes et les hommes.

En tant que professionnelle cependant, à mes yeux , cela bouge encore trop lentement.

Il y a certes des actions dans les grands groupes mais les plus petites structures sont plus démunies face à ces questions et la sensibilisation reste nécessaire pour faire progresser l’égalité et éviter les discriminations.

Et l’on sait que la majorité des personnes travaillent dans des TPE, PME, qui représentent la grande majorité des emplois en France aujourd’hui. C’est là que beaucoup se joue !

Dans ces organisations, le sexisme, les attitudes discriminantes restent encore trop souvent un tabou et sont considérées comme un non-sujet ou un enjeu non prioritaire.

Pourtant, certaines PME sur les territoires s’emparent de ce sujet porteur d’inclusion et d’égalité des chances, avec des démarches concrètes, comme par exemple l’entreprise SantéClair (https://www.santeclair.fr/fr/; 390 salariés)  qui a mis en place en 2019 une politique de sensibilisation des employé.e.s avec une Charte de Prévention du Harcèlement basée sur le principe de la tolérance zéro.

Mise à disposition de tous.tes ses collaborateurs.rices, elle regroupe les informations clés à connaître sur le sujet ainsi que les référent.es internes et interlocuteurs.rices privilégié.es auxquels s’adresser en cas de harcèlement.

Je dirais toutefois que les réflexions et les actions sur ces sujets du sexisme, du harcèlement et de la discrimination, sont à adresser de manière constante, dans la durée. Car on peut vite faire trois pas en avant puis quatre pas en arrière.L’égalité des chances est un engagement sans relâche. Les chiffres le confirment.

Par exemple, une étude publiée par le Programme des Nations unies montre que neuf personnes sur dix dans le monde nourrissent au moins un préjugé sexiste ; et encore aujourd’hui, 28% des personnes dans le monde jugent normal qu’un homme puisse battre sa femme.

Et qu'en est-il dans l’environnement des grandes écoles qui forment les managers de demain où vous êtes enseignante-chercheuse en Management et Ressources Humaines ?

De la même façon que dans le monde de l’entreprise, les consciences s’éveillent mais lentement. Je suis dans une certaine forme d’impatience face à ces constats.

Le monde de l’enseignement, notamment dans certaines grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs, est encore un monde d’hommes où la virilité et la masculinité sont très valorisées. Les femmes ne sont pas toujours mises sur un même pied d’égalité et les codes masculins de notre société sont intériorisés.

En témoigne ma recherche avec une ancienne élève sur ce sujet : Naschberger, C., & Fouin Y, (2019, 13 – 15 novembre). L’enseignement supérieur au prisme des stéréotypes de genre et du sexisme.

A ce jour, les recherches sur les établissements d’enseignement supérieur sont peu nombreuses. Nous avons mené une étude exploratoire auprès des étudiants de deux Grandes Ecoles. Les résultats montrent que les étudiants des deux écoles s’accordent sur l’existence de stéréotypes de genre, mais pas sur l’importance qu’ils peuvent prendre. Ils sont nombreux à minimiser la place du sexisme dans leur établissement et dans leur cercle proche. En revanche, ils pointent la présence des stéréotypes et du sexisme dans les entreprises. Ils sont également un certain nombre à ne pas avoir conscience des problématiques liées aux stéréotypes de genre et du sexisme.  

Récemment, plusieurs associations d’étudiants de Skema Business School se sont emparées de ce sujet de l’inclusion et ont proposé 13 mesures regroupées dans une charte d’engagement à destination des associations étudiantes pour lutter contre le harcèlement, le sexisme et l’homophobie dans les écoles. Cette démarche a fait l’objet d’une lettre ouverte publiée sur Libération.fr qui a donné suite à la réponse des étudiants de SKEMA BS.

C’est aujourd’hui particulièrement important que les écoles s’emparent de ce sujet et montrent davantage ce qu’elles font pour encourager la diversité et l’inclusion.

L’école de management Audencia, dans laquelle j’exerce mes activités d’enseignante chercheuse, a signé la Charte de la Diversité et  la Charte LGBT+ de l’Autre Cercle des 2015. Elle a également mis en place un collectif “BeYourself” entre étudiant.e.s, enseignant.e.s et collaborateurs.rices de l’école qui réfléchissent ensemble à des actions concrètes à déployer sur le sujet de la non-discrimination : dispositifs de sensibilisation des élèves, soutien à l’organisation des événements, des conférences, ou des groupes de discussion.

Reste la question importante de trouver les bons leviers pour fédérer ceux et celles qui ne sont pas complètement convaincus et qui ne viennent pas spontanément à ces rencontres.

L’école a également obtenu des labels comme le label Lucie en 2013 ou le label DD&RS en 2016.

Pour réduire les inégalité salariales nous avons mis en place le dispositif #NegoTraining by Audencia avec plusieurs acteurs de la région. Cette formation gratuite pour les femmes permet de mieux se préparer à  la négociation salariale et d’avoir plus de confiance en soi. Sur la question du harcèlement, nous l’abordons dans les cours en lien avec le droit du travail, le droit social, dans les modules de ressources humaines et dans la plupart des programmes.

Nous échangeons régulièrement régulièrement en classe sur ces sujets. Il est important pour les enseignant.e.s de faire preuve d’ouverture et de transparence sur les questions du harcèlement, du sexisme, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Les enseignant.e.s sont ceux qui vont donner le ton. Comment aborder ces sujets si eux-mêmes ne sont pas à l’aise avec ces notions ? D’où la nécessité de les former, si cela s’avère nécessaire.

Une école de management, c’est une organisation en soi. Il faut aussi être plus vigilant. Et adopter une politique « zéro tolérance ».

Nous avons mis en place au sein d’Audencia des procédures dédiées pour que les élèves puissent alerter.

Démontrer une politique volontariste est plus que nécessaire car les élèves sont parfois suspicieux envers les entreprises qui signent des chartes par exemple, qu’ils associent à l’idée de s’acheter une bonne conscience. Ils veulent aujourd’hui des preuves, des actions, des chiffres et non des postures.

Dans une école de commerce la notion de « rôle à jouer» dans la société est très important – les élèves sont les futurs décideurs/décideuses et managers. Il est important de les convaincre qu’ils ont un impact et un rôle clé à jouer.

En tant qu’enseignant.e.s chercheurs.ses, nous devons adopter un comportement adapté pour montrer et démontrer l’inclusion. Nos élèves sont à un âge où ils ne sont pas toujours prêt.e.s à tout entendre.

Les jeunes femmes se montrent d’ailleurs plus ouvertes sur ce sujet. Les jeunes hommes se sentent un peu moins concernés.

Il est important de les accompagner dans ces valeurs et d’associer hommes et femmes à ces réflexions sur une société plus inclusive.


Comment, selon vous, fait-on bouger les mentalités sur ces sujets ?

De manière générale, l’éducation des enfants, dès le plus jeune âge, joue un rôle essentiel pour faire évoluer les mentalités. Eduquons les garçons avec une approche féministe. Ils ne sont pas le centre du monde, les filles ne sont pas à leur disposition. C’est déjà un bon début.

Beaucoup de gens oublient que le harcèlement, la discrimination, l’inégalité salariale, c’est illégal - et les propos homophobes, racistes et sexistes sont sanctionnés par la loi.

Aux USA, dans les grands groupes, les managers signent une Charte d'Éthique tous les ans qui mentionne qu’il est interdit de harceler. Les chartes sont un bon outil pour encourager les bonnes pratiques en interne.

C’est un peu comme une « soft law » dans l’entreprise qui guide les pratiques des collaborateurs qui s’engagent à les respecter. Pour finir sur une note positive, la situation change et les mentalités évoluent avec la jeune génération, par exemple sur le sujet de la rémunération. Selon une étude de l’Apec, "un effet générationnel semble s’amorcer" chez les cadres de moins de 30 ans.

Les femmes se projettent davantage sur des rôles de leadership, sur des projets entrepreneuriaux, sur des carrières politiques. Tout cela va permettre de changer les représentations de genre dans la société.

Plus largement, vous êtes spécialiste des questions de la gestion de la diversité et de l’inclusion. Comment les entreprises et organisations prennent-elles en compte ces sujets aujourd’hui ?

Les entreprises aujourd’hui, notamment les grands groupes, décrivent leur politique Diversité et Inclusion dans leur rapport annuel et celle-ci est désormais partie intégrante de leur démarche RSE. L’entreprise a besoin de rendre visibles ses engagements car c’est un des leviers de leur marque employeur. Et elles l’ont bien compris. Les étudiant.e.s, les chercheur.se.s d’emplois choisissent leur employeur en fonction de la politique égalitaire de l’entreprise et les jeunes cadres sont également sensibles aux actions en faveur de la parentalité comme une crèche d’entreprise ou le télétravail.

La politique Diversité et Inclusion contribue ainsi à la démarche d’attractivité des talents.

Beaucoup d’entreprises font des efforts sur le handicap. Une entreprise sur deux paie leur contribution Agefiph. Elles travaillent de plus en plus avec le secteur protégé qui doit aussi être plus visible.

L’Egalité professionnelle entre les femmes et les hommes est particulièrement riche ces derniers mois, notamment avec les obligations légales qui se renforcent et qui, de fait, font bouger les choses.

C’est plus difficile pour des sujets comme l’âge, l’intergénérationnel. Les entreprises n’ont pas encore pris de mesure très avancées sur ce sujet des générations qui coexistent dans l’entreprise, du rôle qu’elles ont à jouer pour l’inclusion des plus jeunes et des plus anciens.

S’agissant des origines ethniques, malheureusement, c’est encore un sujet tabou, les organisations ne veulent pas encore mesurer (notons que la mesure est très encadrée par la CNIL), ou entrer dans une politique de quotas. Elles veulent toutefois être inclusives et favoriser la diversité dans leurs effectifs. Elles ont besoin d’être accompagnées sur ces sujets.

Enfin, sur le sujet LGBT+ - orientation sexuelle et/ou identité de genre, celui-ci reste encore aussi un tabou. Beaucoup de gens pensent que ce n’est pas un thème de l’entreprise.Les directions des ressources humaines pensent aussi souvent que c’est un non sujet.

Or, certaines entreprises mettent en place des bonnes pratiques, notamment les grands groupes qui en ont fait un facteur d’attractivité, de fidélisation des collaborateurs et qui veulent que l’inclusion soit vécue par tous leurs collaborateurs, sans exception. Sans oublier qu’une politique LGBT+ permet de prendre en compte le bien-être de ses salariés. Un climat bienveillant et inclusive permet de faire ou pas son “coming out” dans la vie professionnelle. Chez Orange, BNP Paribas, Accenture, il existe des réseaux internes très engagés[1]. La Charte LGBT+ compte aujourd’hui en revanche seulement 130 signataires.

Les PME sont moins avancées sur ces réflexions, alors qu’elles sont aussi concernées par ce sujet. Beaucoup d'entreprises n’ont pas pris conscience de la souffrance de ces personnes qui sont plus que les autres victimes de discriminations – avec un mal-être qui s’exprime au travail quand il faut cacher sa vraie vie-. Les LGBT+ sont encore parfois considérés comme fautifs, même quand ils font leur “coming out” avec des réactions du type « tu m’as caché ça ».

Parfois ce n’est pas évident ni pour la famille, ni pour les collègues de travail. Il est important d’accompagner le bien-être des collaborateurs.rices LGBT+ comme de tous.tes les autres collaborateurs.rices aussi dans l’entreprise. Chacun de nous a le droit d’être soi-même. Des entreprises comme Accenture, Casino, Orange, ont mis en place des accompagnements sur ces sujets comme des guides managériaux. Elles sont aussi sensibles aux rôles des personnes hétérosexuelles qui peuvent venir en soutien des personnes LGBT+ à travers des initiatives LGBT +Alliées. Par exemple chez Accenture, les Alliées peuvent porter une lanière tour de cou avec les couleurs arc-en-ciel - ce qui rend visible leur engagement.

https://twitter.com/AutreCercle/status/1126743052389797891

Si vous deviez donner un conseil à un.e manager ou un.e professionnel.le des Ressources Humaines qui voudrait commencer à s’engager sur la diversité et de l’inclusion, quel serait-il ?

Je lui conseillerai d’abord d’aller s’assurer de l’engagement de la direction, de s’assurer que la direction partage ces valeurs et que toute l’entreprise va dans la même direction. Il faut d’abord s’assurer que l’on est tous d’accord dans l’organisation pour porter une politique claire de diversité et d’inclusion. Ensuite, on peut commencer par sensibiliser ses équipes proches, et/ou réaliser un état des lieux pour comprendre où on en est sur ces sujets. On peut par exemple évaluer avec la solution digitale Mixity ou des organisations spécialisées sur ces sujets. On peut aussi rencontrer des spécialistes des questions : handicap, égalité ou LGBT+.

Et surtout, ne pas rester isolé sur ces sujets. Aller chercher de l’aide, se renseigner auprès de l’Autre Cercle… par exemple sur le sujet LGBT+.

Il est important de prendre le temps de bien comprendre le sujet et de se poser la question de la façon de les aborder. Ensuite, on pourra se fixer des objectifs et aller de petites victoires en plus grandes victoires.

Au début des réflexions, par exemple au sein de la société Eramet, la directrice des relations sociales s’est vue confier la question de la diversité. Si l’entreprise veut valoriser la question, cela peut passer par la création d’un poste dédié et a minima, d’allouer un budget à cette démarche. Au sein des grandes entreprises, notamment anglo-saxonnes, la question est déjà stratégique. En France, il reste encore du chemin pour que ce soit aussi un sujet porté au niveau politique  de l’entreprise.

Lectures pour aller plus loin

Naschberger, C. (2020), ON NE NAÎT PAS SOUMISE, ON LE DEVIENT By Garcia, Manon Paris: Climats, Flammarion, 2018, ISBN: 978‐2‐0814‐3941‐2 (pbk), ISBN (Epub): 978‐2‐0814‐4729‐4, ISBN (PDF Web): 978‐2‐0814‐4728‐7, price: pbk €19, ebook €13.99. Gender, Work, and Organization. 27 (3), 417-420.

Nekka, H. et Naschberger, C. (2019). Manager les organisations : Une contribution à partir de l’apprenance. Dans J. M. Peretti et S. Frimousse (ed.) L’apprenance au service de la performance. Editions EMS. p.231-240.

Bellemare, G., Briand, L., Havard, C., Naschberger, C. (2018). Users/Patients as Industrial Relations Actors: A Structurationist Analysis. Relations industrielles / Industrial Relations (RI/IR). 73(3). p.486-516.

Bender, A.F., Klarsfeld, A. et Naschberger, C. (2018). Management de la diversité des ressources humaines : études empiriques et cas d’entreprises. Paris : Vuibert. https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311405576-management-de-la-diversite-des-ressources-humaines

Naschberger, C. and Finstad-Milion, C. (2017). How French managers picture their careers: A gendered perspective. Equality, Diversity and Inclusion: An international journal. Vol. 36 No. 5, pp. 401-416.

Naschberger, C., Quental, C. and Legrand, C. (2017), The Leaky Leadership Pipeline in France. A study of career levers and barriers to foster women’s leadership development. C. M. Cunningham and H. M. Crandall (Eds.), Gender, Communication, and the Leadership Gap, (pp. 151-169). Women and Leadership Book Series, Vol. 6. Information Age Publishing. Charlotte: North Carolina.


(1) ] Chapitre Naschberger, C. et Baudel, C. (2018). Promouvoir une politique de diversité et d’inclusion au travail : l’exemple de la mise en place de la Charte d’engagement LGBT (Lesbiennes, Gays, Bisexuel-les, Transgenres) dans les entreprises et structures pionnières. Dans A.-F. Bender, A. Klarsfeld et C. Naschberger (ed). Management de la diversité des ressources humaines : études empiriques et cas d’entreprises. Paris : Vuibert. p.171-193